Micrologies

Claude Simon romancier satirique


Il y a chez Claude Simon une veine satirique qui n’est pas sans rappeler Proust. On en voit des exemples dans Le Jardin des Plantes quand il fait le récit drolatique de son équipée kirghize pour un congrès de Prix Nobel, mais aussi avec l’évocation (1) du Désir attrapé par la queue, cette pièce de Picasso dont la lecture chez les Leiris fut un événement mondain pendant l’Occupation (célèbre photo avec Sartre, Camus, etc.) : une « volière bienséante et feutrée », selon lui.

Il faudrait citer in extenso tous les portraits qu’on trouve dans ces pages.

Leiris : « Le maître de maison au crâne non pas chauve mais tondu comme celui d’un bagnard, au visage torturé de bagnard, tordu ou plutôt convulsé, au-dessus de l’austère col de dandy, de la cravate de dandy et du complet de dandy, par quelque bizarre, coupable et inapaisable souffrance. »

Camus : « Le jeune écrivain à la mode debout sur la gauche et un peu à l’écart, élégant aussi, comme pommadé, et dont le menton lourd évoquait vaguement celui d’un comique de cinéma alors en vogue [Fernandel], pourvu d’une mâchoire de cheval, moins osseuse toutefois, enrobée ou plutôt arrondie par un léger embonpoint et qui, lorsqu’il prenait la parole, lisait, impassible, les scabreux jeux de scène, semblait rouler dans sa bouche avec gourmandise de ces molles et orientales pâtisseries enfarinées de sucre poudreux et aux fades couleurs pastel [...]. »

Barrault : « Un de ces masques de marionnettes évoquant vaguement (nez crochu, méplats, bouclettes) celui d’un Polichinelle […]. »

Simon était présent à cette séance parce qu’il connaissait alors Dora Maar. Il se sent pour le moins déplacé dans ce milieu d’intellectuels mondains.

Cette scène pose un problème chronologique complexe : Simon situe la scène en juillet 44 ; une note de la Pléiade signale une « inexactitude curieuse, puisque la lecture a eu lieu en mars ». Y a-t-il eu plusieurs de ces lectures ? C’est ce que suggère Simon lui-même dans une lettre à Sollers de 1996, citée dans l’excellente biographie de Mireille Calle-Gruber (2) . En tout cas, la date de juillet lui permet un puissant effet d’écriture : en contrepoint de la scène mondaine, dont il se désintéresse, le narrateur décrit, sur les quais d’en face, inaperçus des autres invités, de longs convois allemands chargés de troupes qui partent vers l’ouest, vers le front de Normandie. Il songe à cette atroce réalité de la guerre qu’ignorent les autres, faisant l'analogie avec des convois d’Africains carbonisés par l’aviation allemande en 1940 : « Il pense : Pauvres bougres, pauvres bougres, pauvres bougres, pauvres bougres… » La juxtaposition des deux tableaux permet d’établir par le contraste entre eux (odieuse futilité mondaine / chair à canon) un raccourci qui dit l’essentiel sur l’un et sur l’autre.

1. Pléiade, t. I, pp. 1149-1151.
2. Claude Simon, une vie à écrire, Paris, 2011, p.419.



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