Micrologies

Euripe


« La vie est variable aussi bien que l’Euripe. »

Ce vers figure au début et à la fin du poème « Le Voyageur » d’Apollinaire (Alcools). Qui connaît encore cet étroit chenal qui, en Grèce, sépare l’île d’Eubée de la Béotie ? Et surtout cette particularité qui étonnait les Anciens : le courant s’y renverse sept fois par jour… Une légende veut qu’Aristote soit mort en se jetant dans ce détroit, faute de comprendre le mystère de ses marées.

L’usage du terme comme nom commun a lui aussi disparu. On appelait en effet « euripe » le canal qui entourait l’arène d’un amphithéâtre, mettant les spectateurs à l’abri du bond intempestif de quelque fauve.

Le charme de ce vers tient pour beaucoup à cette référence aujourd’hui désuète et qui l’était sans doute déjà au temps du poète. Cette évanescence du sens va bien avec ce que suggère le vers ; l’Euripe ne suit pas la flèche du temps comme la Seine sous le pont Mirabeau : c’est son nom même qui s’efface. L’oubli de l’Euripe est le signe même de l’inconstance des choses comme son nom l’est de leur variabilité, redoublant ainsi la fugacité du temps.

La forme même du vers est légèrement archaïsante : c’est un alexandrin des plus classiques dans un poème de forme libre et irrégulière ; l’usage de l’adjectif « variable » dans le champ moral semble lui aussi désuet ; l’alternance des « i » et des « a » semble mimer celle du courant. Tous ces traits d’une poétique classicisante produisent un fort décalage avec le reste d’un texte à l’écriture plus moderne : comme un effet de collage qui souligne en retour la grâce mystérieuse de ce vers qui semble échappé de quelque ancienne poésie.



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