Micrologies
Ce beau roman de Patrick Chamoiseau est très dense dans son propos comme dans son écriture. C’est une réécriture de Defoe, mais aussi bien de Tournier ou de Saint-John Perse (Images à Crusoé), comme le montre le titre, dont la préposition, polysémique, résume en fait toutes les strates du texte.
Robinson est ici amnésique ; il n’a aucun souvenir antérieur à son naufrage. Comme le veut le mythe, il commence par construire autour de lui un rempart de règlements, d’organisations, de techniques. Mais tout est bouleversé par la découverte de l’empreinte de Vendredi : il y a donc sur l’île un Autre, qu’il va se mettre à chercher, en vain. L’ important est que cet Autre invisible va modifier le regard de Robinson sur l’île, sur cet espace qu’il va parcourir différemment depuis qu’il le sait habité, qu’il s’agisse de traquer l’inconnu ou au contraire d’essayer de l’accueillir ; modifier encore plus son regard sur la nature, dans des rapports successifs de domestication, d’hostilité ou de fusion.
Telle est la progression du roman : de menus événements modifient brusquement l’état d’esprit de Robinson et provoquent à chaque fois une redécouverte de l’île. Le moindre de ces événements n’est pas le moment où il s’aperçoit que la fameuse empreinte, moulée dans l’argile, n’est autre que celle de son propre pied : ainsi l’empreinte pour Crusoé est en fait l’empreinte de Crusoé : il est bien seul sur l’île.
La méditation sur l’altérité est d’une belle tenue, dans le triple rapport de Robinson à la nature, à l’Autre et à lui-même. Les descriptions de la nature, qui occupent la plus grande part du livre, sont puissantes et lyriques (Perse), orientées à chaque fois par le rapport particulier et changeant de Robinson à son île.
Le dénouement est très (trop ?) mélodramatique ; il est préparé dès le début par un mystérieux « Journal du capitaine » qui vient régulièrement interrompre le récit principal et expliquer à la fin le mystère du naufrage. On découvre que « Robinson » n’est autre que Vendredi : un jeune Noir éduqué abandonné sur le rivage par le capitaine d’un navire négrier. Son aventure finira mal.