Micrologies

Justesse


De l’adjectif « juste » dérivent deux mots, « justice » et « justesse ». On les trouve par exemple dans ce passage de Péguy :

Quand nos instituteurs comparent incessamment la mystique républicaine à la politique royaliste et quand tous les matins nos royalistes comparent la mystique royaliste à la politique républicaine, ils font, ils commettent le même manquement […] ; ensemble ils manquent à la justice et à la justesse. (1)

Dans ce contexte paronomastique, antithétique et paroxystique (nous avons beaucoup allégé la citation), la justice s’oppose à l’injustice et la justesse à la fausseté. Mais « faux » a aussi « vrai » pour contraire. Dans l’ordre des discours, quelle est la différence entre le vrai et le juste ? On pourrait dire que le discours vrai l’est en toute situation ; la justesse, elle, suppose une adéquation entre le discours et son objet, ou les circonstances de son énonciation. La vérité est générale, la justesse est locale.

Un poète est particulièrement sensible à la justesse : c’est Philippe Jaccottet. Son préfacier dans la Pléiade, Fabio Pusterla, tente de cerner le sens de cette notion chez le poète, pour qui elle relève de l'éthique autant que de la langue : il évoque ainsi « cette dimension éthique de l'écriture qui peut se résumer d'un mot : "justesse" ». La justesse est un horizon pour le poète, en tant qu'elle est liée au « mouvement de l’écriture », comme on le voit dans ce passage : « Je dois dire une chose, quitte à me couvrir de ridicule : c’est que la recherche de la justesse donne profondément le sentiment qu’on avance vers quelque chose, et s’il y a une avance, pourquoi cesserait-elle jamais, comment n’aurait-elle pas de sens ? » (2). Les versions successives d'un même poème que l'on peut trouver dans les livraisons de La Semaison peuvent ainsi être lues comme un effort vers la justesse. Pour définir ce terme, « si difficile à traduire dans d’autres langues », Pusterla propose plusieurs équivalents : exactitude (précision expressive, harmonie du texte), mesure et grâce (contre tout excès), vérité (où s’allient beauté et justice), lumière et clarté enfin (contre tout ésotérisme et tout caprice) (3).

1. Notre Jeunesse, Pléiade, t. III, p. 36, cité dans La Langue littéraire, dir. G. Philippe et J. Piat, Paris, 2009, p. 210.
2. Pléiade, p. XXII.
3. Ibid. p. XXIII.



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