Micrologies

Giotto et Balzac


Ce rapprochement audacieux entre le peintre et le romancier est proposé par Claude Simon dans ses Quatre Conférences (1). Il s’appuie sur l’analyse du peintre italien proposée par Ernst Gombrich : dépassant une peinture fondée sur des « signes pictographiques » qui font « comprendre plutôt que voir », Giotto introduit le naturalisme dans l’art : le spectateur devient témoin des événements représentés, jusqu’à ce que le paysage cesse d’être un simple arrière-plan, mais « dévore pour ainsi dire au XVIe siècle les premiers plans » (Patinir) (2).

C’est une révolution analogue qui s’opère dans le roman du XIXe siècle, selon Simon. Les descriptions cessent de fonctionner comme des signes stéréotypés où « toutes les jolies femmes ont un teint " de lys et de rose ", sont " faites au tour ", toutes les vieilles sont " hideuses ", tous les ombrages et tous les gazons " frais ", tous les déserts " affreux ", etc., etc. » C’est alors Balzac qui joue le rôle de Giotto, et fait du lecteur « le témoin de l’événement », en « introduisant de longues descriptions pour la première fois non stéréotypées ». Simon montre ensuite comment la description, fragmentée, se répand dans le récit jusqu’à abolir la frontière narration / description. Le parallèle est repris un peu plus loin dans une autre conférence (3) qui juxtapose histoire de la peinture et histoire du roman.

On voit bien comment Claude Simon retrace ici la généalogie de sa propre pratique romanesque (la description généralisée se substituant à la narration). Ce qui est frappant, c’est la façon dont il le fait : en « autodidacte » (4), en homme de grande culture, mais qui s’est forgé lui-même ses outils de compréhension et d’analyse, au gré de lectures menées sans système : d’où des rapprochements inattendus comme celui-ci, mais aussi une acuité originale qui renouvelle les perspectives.

Il relève dans les auteurs qu’il lit ce qui soutient sa propre création. C’est ainsi, par exemple, qu’il cite un passage bien connu de Proust : « Toute nouveauté ayant pour condition essentielle l’élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. » (5) Il y a là une critique du « réalisme » qui est développée ailleurs dans le volume : le prétendu « réalisme » de certains romans résulte de choix étroits et parfois arbitraires ; le roman moderne n’est pas plus ni moins éloigné du réel ; il le découpe simplement d’une autre façon : c'est le propos même des romans de Simon.

1. Claude Simon, Quatre Conférences, Éditions de Minuit, 2012, p. 87-88.
2. Toutes les citations qui précèdent sont empruntées par Simon à Gombrich.
3. Op. cit. p. 115-117.
4. Op. cit. p. 81.
5. Op. cit. p. 22 ; la citation de Proust provient de À l’ombre des jeunes filles en fleur, Gallimard, coll. « Quarto », 1999, p. 523.



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