Micrologies

« Un Normand »


Maupassant : un « briseur d’illusions » . C’est la formule employée par D. Fernandez dans un article de circonstance pour une réédition. Selon lui, cet auteur n’est pas un réaliste au sens ordinaire du terme : au contraire, il est celui qui détruit les apparences pour mettre au jour les abîmes de la société ou ceux de l’être humain. Cette grille explicative fonctionne en effet pour bon nombre de textes.

La nouvelle « Un Normand » commence par une description du panorama de Rouen vu de la côte de Canteleu : « C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. » Ville gothique et faubourgs industriels se font face de part et d’autre de la Seine : « mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité » . La technique de la description n'est pas impressionniste, mais son sujet l'est bien : c'est la même exaltation d'une beauté moderne que dans les Gares de Monet ou les toiles urbaines de Caillebotte. Ce tableau grandiose, Maupassant le reprendra d’ailleurs pour l’insérer dans son roman Bel-Ami. « L’admirable forêt de Roumare », magnifiée par « l’automne merveilleux », « la magnifique vallée de la Seine » sont aussi évoquées dans les pages qui suivent.

Mais l’ami normand qui guide le narrateur dans cette promenade semble curieusement indifférent au paysage ; il use lui aussi d’adjectifs laudatifs, mais dans un tout autre contexte : « Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins. […] Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la malice finaude du Normand. » Ce vieil ivrogne taille dans le bois des idoles grossières de saints guérisseurs, et fait commerce de leurs supposés talents ; il est aussi l’inventeur du « saoulomètre » , sorte d’étalonnage subjectif qui lui permet de mesurer son degré d’imprégnation alcoolique : « Allons, buvons encore un coup. Avec des amis i n’faut pas y aller à moins d’cinquante ; et j’n’en sommes seulement pas à trente-huit. » Le tout formulé dans un langage pauvre et approximatif.

Ainsi l’opposition des deux villes, la ville ancienne et la ville industrielle, qui structure le paysage initial dans un spectacle sublime, est redoublée et déplacée par une autre opposition entre ce paysage dans son ensemble et le portrait sordide du père Mathieu, qui habite ces lieux magnifiques. D’un côté les fumées qui s’élèvent vers le ciel, de l’autre le « fumet » malodorant qui semble émaner du personnage. Et l’ami normand, insensible à la beauté, n’est pas moins grossier que le paysan dont il se moque. Le langage du sublime ne résiste pas aux plaisanteries de bas étage du vieil homme. Les illusions esthétiques sont en effet brisées.



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