Micrologies

Trous d’épingle


ANUBIS — Regardez les plis de cette étoffe. Pressez-les les uns contre les autres. Et maintenant si vous traversez cette masse d’une épingle, si vous lissez l’étoffe jusqu’à faire disparaître toutes les traces des anciens plis, pensez-vous qu’un nigaud de campagne puisse croire que les innombrables trous qui se répètent de distance en distance résultent d’un seul coup d’épingle. […] Le temps des hommes est de l’éternité pliée. Pour nous, il n’existe pas.

C’est ainsi que dans La Machine infernale de Cocteau (acte II) le dieu Anubis révèle à Œdipe les traces invisibles qu’a laissées le destin dans son existence, tous ces coups de pouce divins qui l’ont amené inexorablement à tuer son père et à épouser sa mère. Les dieux perçoivent comme simultanés tous ces trous d’épingle qui, pour les hommes, sont séparés dans l’espace et dans le temps : abandon de l’enfant, chevilles percées, oracle de Delphes, rencontre de Laïos, etc. S’annulent ainsi du point de vue de la divinité toutes les dimensions de la vie humaine (et celles de la matière théâtrale) : nullité de lieu, nullité de temps, nullité d’action. Le drame humain, c’est de voir étirée dans le temps et dans la souffrance l’éternité instantanée des dieux.

Nous avançons comme le fil dans le tissu ; l’aiguille ne pique que d’instant en instant. Nous laissons un destin, un sillage, dans le passé, ou étoffe traversée. (1)

L’image, chez Jaccottet est analogue, mais son sens est inversé : les trous d’aiguille ne sont pas l’œuvre des dieux, mais l’image de la vie humaine qui ne laisse qu’une trace imperceptible sur l’étoffe du monde. D’un côté la simultanéité d’un temps divin qui écrase sur elle-même la temporalité humaine ; de l’autre, le fil continu et laborieux de l’existence humaine qui peine à inscrire sa trace sur le tissu des choses. Cocteau parle de l’épingle, dont la seule fonction est de percer, de trouer (pensons aux chevilles d’Œdipe), Jaccottet de l’aiguille, qui entraîne le fil après elle, dans une proximité intermittente avec la substance du monde. D’un côté, le mystère d’une transcendance absolue qui rejette les hommes à distance (« vous »), de l’autre l’humble compagnonnage des hommes et du monde. L’image de Cocteau est frappante, mais c’est un jeu de l’esprit. Celle de Jaccottet est plus modeste ; elle rend compte d’une expérience commune et partagée (« nous »).

1. Philippe Jaccottet, La Semaison, Carnets 1954-1967, Pléiade p. 400.



Site personnel de Dominique Morineau - Hébergé par 1&1.