Micrologies
Peu de textes ont fait couler autant d’encre que la scène du Conte du Graal de Chrétien de Troyes où Perceval, dans le château du Roi Pêcheur, voit passer successivement dans la salle un jeune homme tenant une lance qui saigne puis un « graal » (sans doute une sorte de plat de service), resplendissant de clarté, porté par une jeune fille. Le silence de Perceval, qui n’ose demander de quoi il s’agit, joint à l’inachèvement du roman, est la source d’un mystère insoluble sur lequel sont venus se greffer des interprétations infinies et des textes innombrables.
Un petit ouvrage d’Annie Combes et Annie Bertin, Écritures du Graal (Paris, 2001), décrit de façon claire et convaincante ce que représente le cortège du Graal dans le roman : une simple description de ce que voit Perceval dans le château du Roi-Pêcheur, en-deçà de toute interprétation.
Autant le Graal, à travers l’élucidation qu’en fait plus loin un ermite, est tiré vers une symbolique chrétienne, autant la lance qui saigne, (nettement séparée du graal dans le cortège), renverrait, elle, au monde celtique. Dans la suite de l’œuvre, la quête du Graal est réservée à Perceval, mais c’est à Gauvain de retrouver la lance. Toute la force du texte de Chrétien serait donc d’avoir rapproché dans une contiguïté narrative deux objets en fait différents, sans compatibilité métonymique possible : tension entre deux grilles interprétatives hétérogènes, la chrétienne et la celtique, interdisant toute lecture définitive.
Il est à noter que la Première Continuation du roman ne résout pas cette tension et se contente d’inverser la logique, christianisant la lance et paganisant le Graal. Il faudra le « hold-up idéologique » du christianisme sur le roman arthurien, au XIIIe siècle, pour opérer un « gain de sens » au prix d’une « perte poétique » . Le tournant essentiel est pris par Robert de Boron, qui insère le Graal dans un cycle à visée religieuse qui trace un cadre général pour la littérature arthurienne. Le passage consécutif à la prose est déterminant pour l’avenir du mythe qui prend désormais une autre ampleur.