Micrologies

Le philosophe sur une planche


« Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. » (1)

C’est pour Pascal un exemple des prestiges de l’imagination, « cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté » ; le fragment est pour lui à classer dans le chapitre des « puissances trompeuses ». Ainsi, « l’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur naturelle, et ineffaçable sans la grâce ».

L’exemple vient d’un passage bien connu de Montaigne, dans l’ « Apologie de Raimond de Sebonde » :

" Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de Paris ; il verra par raison evidente qu'il est impossible qu'il en tombe ; et si ne se sçauroit garder (s'il n' a accoustumé le mestier des couvreurs) que la veue de cette haulteur extreme ne l’espouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encores qu'elles soyent de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poultre entre ces deux tours d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener dessus : il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher, comme nous le ferions, si elle estoit à terre."

Mais on peut remonter plus haut : la source directe de Montaigne serait Cornelius Agrippa : Sic ex alto despicientes aliqui prae timore nimio contremiscunt, caligant, infirmantur, quandoque sensus amittunt.(2) « Ainsi certaines personnes, jetant l’œil vers le bas depuis un lieu élevé, éprouvent une frayeur intense : ils tremblent, ont des éblouissements, tombent en faiblesse, parfois perdent connaissance. » C’est plus sec et abstrait.

Au-delà de Cornelius Agrippa, on peut aller enfin jusqu’à Thomas d’Aquin : Sicut cum quis ambulans super trabem in alto positam, cadit de facili, quia imaginatur casum extimescere, non autem caderet si esset trabs illa posita super terram, unde casum timere non posset. (3) « Ainsi un homme qui marche sur une poutre placée en hauteur tombe facilement, parce qu’il s’imagine craindre la chute ; il ne tomberait pas si cette poutre était posée sur le sol, d’où il ne pourrait redouter de tomber. »

La signification de ce lieu commun ne change pas d’un auteur à l’autre. Thomas d’Aquin, en plaçant aussi la planche au sol, évite ainsi tout effet spectaculaire et se limite à une expérience de psychologie amusante. Mais ce qui est frappant, c’est la marque que lui impriment Montaigne et Pascal. Le premier choisit quelques détails très concrets, la cage, les tours de Notre-Dame, l’allusion aux couvreurs, qui donnent à l’exemple une allure familière et une nuance d’humour. La planche est encore posée au sol, à la fin, mais c'est la partie traumatisante de l'expérience, en hauteur, qui se voit amplifiée. Le « nous » qu’il utilise montre plus d’indulgence que de sévérité pour les faiblesses humaines, d’autant plus que dans les lignes qui suivent, il s’implique par le « je » dans une expérience analogue : « Je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encores qu’il s’en fallust bien ma longueur, que je ne fusse du tout au bord, et n’eusse sceu choir, si je ne me fusse porté à escient au danger. »

Rien de tel chez Pascal : vigueur concise de la phrase, brutalité de l’anacoluthe (« son imagination prévaudra » ) après l’accumulation des « circonstances atténuantes » ; «  raison » et « imagination » en antithèse. Plus de planche au sol, point d’indulgence ici, mais le constat sans appel de la faiblesse humaine.

L’imitation, à chaque fois, se réapproprie le lieu commun par le style et par la modification de sa « couleur » dans un nouveau propos.

1. Pascal, Pensées, Lafuma fr. 44.
2. De occulta philosophia, 1531-1533, I, LXIII.
3. Summa contra gentiles, 1258-1265, III, CIII.



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