Dans l’Album du graal qu’il a conçu pour la Bibliothèque de la Pléiade (1), Philippe Walter résume les connaissances sur l’origine et l’évolution de la légende du graal. Celle-ci, rappelle-t-il, est issue d’anciens mythes celtiques liés à la fertilité. Une des étapes capitales de cette histoire est celle de la christianisation de la légende, qui intervient au tournant du XIIIe siècle.
Une des raisons du succès de cette légende, c’est l’inachèvement du roman de Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, où cet objet fait une courte apparition. Hébergé dans le château mystérieux du Roi Pêcheur, le jeune Perceval voit passer devant lui un cortège de serviteurs qui transporte deux objets, une lance qui saigne et un « graal » en or, c’est-à-dire, à l’origine, un plat destiné à contenir des aliments. Par excès de civilité, Perceval s’abstient de poser des questions sur ce qu’il voit : pourquoi la lance saigne-t-elle ? à qui est destiné le service du graal ? Il échoue ainsi à obtenir la guérison du Roi Pêcheur et la fin de la malédiction qui frappe son royaume. A ce stade, rien ne rattache le graal à une tradition chrétienne. Le mystère ainsi créé enclenche en revanche la série des Continuations du roman et toute une littérature du graal.
L’élément qui déclenche la christianisation, selon Walter, c’est la lance qui saigne. Arme divine des mythes celtiques, elle est peu à peu assimilée, vers la fin du XIIe siècle, à la lance avec laquelle un soldat romain appelé Longin, aurait transpercé le flanc du Christ en croix. C’est alors aussi que le graal devient non plus un plat, mais une coupe, dans laquelle aurait été recueilli le sang divin. « Paradoxalement, dès l’apparition du « Saint » Graal, la lance qui saigne disparaît ou se confond avec celle de Longin sans autre fonction dans le récit car le graal accapare désormais tout le champ de l’imaginaire (2). » Un élément contextuel joue sans doute un rôle dans cette évolution : le temps des croisades qui occupe tous les XIIe et XIIIe siècles et donne une actualité à ce qui concerne la Terre sainte.
D’un point de vue littéraire, l’intervention décisive est celle de Robert de Boron, qui rédige au tout début du XIIIe siècle un Roman de l’histoire du Graal où il confie un rôle capital à Joseph d’Arimathie, personnage secondaire des Évangiles qui a aidé à l’ensevelissement du Christ. Il identifie le graal au ciboire de la Cène et au calice de la Crucifixion, qui trouve désormais sa place parmi les instruments de la Passion. On fait ensuite de Joseph l’évangélisateur de l’Angleterre, ce qui permet d’expliquer la translation du graal depuis la Terre sainte jusqu’au monde arthurien, où il devient l’objet d’un culte du sang christique. L’ample roman en prose dit du Lancelot-Graal, au XIIIe siècle, donne un développement accru à la légende, en liant définitivement, tout en les opposant, monde chevaleresque terrien et visée religieuse, autour du personnage de Lancelot.